Deux sages, un Indien et un Français, écrivant au début du 20e siècle, ont donné des réponses très similaires sur ce que pourrait être l'avenir de l'humanité. Ces réponses sont encourageantes. Examiner la proposition évolutionniste de ces sages et chercher à comprendre comment nous pouvons y contribuer, personnellement et collectivement, peut être une source d'inspiration. Voyons cela :

Sri Aurobindo (1872 - 1950), était un leader indépendantiste indien qui a vécu sa jeunesse en Angleterre. Lorsqu'il est retourné en Inde et a commencé la lutte à laquelle ont participé Gandhi, Nehru et d'autres, il a été arrêté par les Britanniques qui persécutaient les anticolonialistes. Pendant son séjour en prison, il a eu des visions sur l'évolution humaine et a décidé d'élargir son action politique à une œuvre plus universelle. Il s'est exilé à Pondichéry - une colonie française en Inde, où il pouvait être en sécurité - et a développé une forme innovante de yoga, appelée Yoga Intégral. Avec le soutien de Mirra Alfassa, également connue sous le nom de Mère, Aurobindo a fondé une communauté spirituelle (Ashram) et un collège innovant à Pondichéry. Après sa mort, ses enseignements ont inspiré la fondation de la ville futuriste d'Auroville en 1968.

Teilhard de Chardin (1881 à 1955) était un prêtre jésuite français, à la fois théologien, philosophe et docteur en paléontologie, qui a profondément étudié l'évolution de l'Homo Sapiens. Pour son travail missionnaire, il a vécu dans plusieurs pays, dont la Chine, et pour ses recherches en paléontologie, il était présent sur des sites archéologiques du monde entier. Sa réflexion pluridisciplinaire, intégrant les notions nouvellement découvertes de la thermodynamique et de la physique quantique, et ses expériences pratiques, l'ont conduit à une pensée innovante. L'Église a d'abord condamné sa ligne de pensée et a empêché la publication de ses livres de son vivant. Aujourd'hui, Teilhard de Chardin est un nom vénéré dans la science et la religion.

Bien que ne s'étant jamais rencontrés et participant à des univers culturels très différents, Sri Aurobindo et Teilhard de Chardin ont en commun des analyses très proches sur les étapes de l'évolution du cosmos, sur la compréhension du rôle de l'homme dans ce processus et la description de la prochaine étape évolutive. Ces approches ont été rendues possibles par leur vision inspirée de la relation entre la matière et l'esprit. Tant dans la spiritualité indienne que dans la tradition religieuse chrétienne, l'esprit est plus important que la matière, qui est souvent méprisée. Aurobindo et Teilhard de Chardin ont rompu avec ces traditions en trouvant une harmonisation dans le processus évolutif de la matière et de l'esprit.

Dans ses études sur les espèces, Teilhard a identifié une évolution à la fois biologique et morale : les mammifères montrent une affection pour leurs petits que l'on ne retrouve pas chez les reptiles, apparus plus tôt. L'espèce humaine, bien qu'elle ait des accès sporadiques de violence, développe des réseaux de solidarité qui se manifestent dans la société, par exemple, par la prise en charge des plus faibles, qui dans la nature ont tendance à être éliminés. Pour Teilhard, il y a deux évolutions parallèles : celle qui a conduit à l’ « hominisation », l'espèce humaine biologique, et celle qui conduit à l' « humanisation », ou l'élévation spirituelle des humains.

La complexité croissante des systèmes biologiques s'accompagne de la croissance de la conscience, qui atteint son apogée chez l'homme. Le système nerveux humain est beaucoup plus complexe que celui des autres mammifères, qui est à son tour plus complexe que celui des oiseaux, et ainsi de suite avec les reptiles, les poissons et les micro-organismes. Pour Teilhard de Chardin, toute l'évolution de la vie s'est faite et continue de se faire vers plus de spiritualité, et donc vers plus d'amour.  Mais cette complexification vers la spiritualité est encore en cours : « L'humanité est encore embryonnaire » disait Teilhard.

Sri Aurobindo était un grand connaisseur des traditions indiennes qui comprennent que derrière les apparences de l'Univers (Maya) existe la réalité de la Conscience, l'Être de toutes choses, un et éternel. Il note que les espèces non conscientes perçoivent vivement cette unité et vivent dans le présent, intimement liées aux autres membres de leur espèce et à tous les êtres de la nature. Cette perception est rendue difficile pour les humains par la séparation de l'Ego, qui donne la priorité au moi, et par le fonctionnement limité de l'esprit qui, après un certain point de conscience, cesse d'évoluer, tournant en rond. Le passage à un stade ultérieur de la conscience, dans la tradition indienne, a lieu lorsque l'individu se détache définitivement du monde pour se relier au divin par la pratique du yoga. Contrairement à l'ascétisme des Yogis ermites traditionnels, Aurobindo proposait de diviniser la vie et non de renoncer à la vie pour rechercher le divin.

La proposition de Sri Aurobindo avec le Yoga Intégral est d'atteindre un stade supérieur de conscience sans se retirer du monde, en permettant à la perception de l'Unité de descendre en nous, par une pratique continue, disciplinée et longue d'ouverture et de se laisser pénétrer par la puissance de la Conscience Unique. Cette évolution peut se produire grâce à la discipline psychologique du yoga intégral, qui n'est ni un processus mental ni un processus physique, mais une intériorisation méditative avec concentration sur le cœur. Les humains peuvent aller au-delà de leur nature limitée, trouver le divin en eux et lever le voile qui cache l'unité et la divinité qui existent en tout. Pour Aurobindo, la recherche humaine et spontanée du beau, de l’harmonie et du vrai est le signe que nous sommes guidés par la conscience universelle, et que des étincelles du feu divin touchent constamment notre âme, même si nous en sommes peu conscients.

Dans la proposition d'Aurobindo, trouver la conscience divine est une quête existentielle personnelle, mais aussi un processus collectif à travers lequel on peut faire l'expérience de «  l'unité humaine »  et ainsi surmonter la monstruosité des guerres et autres maux sociaux. La proposition de la cité universelle d'Auroville est de rendre possible ce processus d'unité à une échelle prototypique, au sein d'un collectif qui représente l'humanité, dans la mesure où de nombreux individus de cultures différentes vivent ensemble. Réinventer la société en évoluant personnellement et collectivement dans la pratique du Yoga Intégral est le défi permanent des Aurovilliens... et du reste de l'humanité.

Comme Sri Aurobindo, Teilhard comprenait la matière et l'esprit comme deux faces d'une même réalité et non comme contradictoires. Tous deux ont certainement été inspirés par la théorie de l'évolution de Darwin, avec laquelle ils étaient d'accord, mais qu'ils trouvaient insuffisante. A la proposition darwinienne de sélection naturelle des espèces, ils ont incorporé l'aspect de l'évolution spirituelle comme tendance naturelle de l'existence cosmique. Ils voyaient l'évolution de l'univers en trois étapes : la Matière, la Vie et l'Esprit, pour Aurobindo la Géosphère, la Biosphère et la Technosphère, pour Teilhard, avec la même signification : de la matière inerte à l'apparition de la vie et de celle-ci à l'apparition de l'Homme. Tous deux ont imaginé le stade d'évolution suivant, appelé Noosphère, par Teilhard et Supermind, par Aurobindo.

La noosphère et le super-esprit sont tous deux des étapes au cours desquelles des intelligences humaines connectées et en coopération construisent une réalité spirituelle supérieure. La Noosphère est expliquée par Teilhard comme "un film de pensées enveloppant la Terre, formé de communications humaines", très proche du rôle que joue aujourd'hui Internet, de manière balbutiante.  Le super-esprit est comme un esprit collectif qui a dépassé les limites du mental et s'est spiritualisé, en connexion avec la plus grande Unité, une âme collective.

Fidèle aux traditions indiennes, Aurobindo a développé dans le Yoga intégral une proposition d'approche de cette Unité, que Chardin appelait aussi le "Christ cosmique" ou le "Point Oméga". Alors que Chardin, cohérent avec la tradition occidentale, utilisait le raisonnement scientifique et donnait la priorité à l'explication du processus d'évolution spirituelle, Aurobindo, cohérent avec la tradition mystique orientale, cherchait à vivre ce processus et à le décrire. Le yoga intégral n'est pas une technique avec des a-sanas et des exercices de respiration, mais une pratique perceptive des différents niveaux de conscience à partir de notre corps matériel, de sa dimension vitale et de la maîtrise de l'esprit, jusqu'à atteindre, pas à pas, la connexion avec le super-esprit. Bien que Sri Aurobindo propose un processus d'amélioration personnelle qui n'a pas besoin de se faire en dehors du monde, une grande discipline est nécessaire pour la maîtrise du corps, de ses besoins, de ses avidités et de ses désirs, ainsi qu'un travail méditatif à la recherche de sa propre âme. Pour Aurobindo la présence d'un maître est essentielle, quelqu'un qui a fait le chemin de la dévotion, de l'amour et de l'abandon et qui peut communiquer sa force spirituelle à la personne qui cherche à évoluer.

Teilhard appelle "Point Oméga" le point de convergence de l'évolution matérielle et spirituelle, où l'homme rencontre Dieu, dans une spiritualité parfaite. Ce point se manifeste par une ère d'harmonisation des consciences, fondée sur le principe de la "convergence des centres". Chaque centre, ou conscience individuelle, est amené à entrer dans une collaboration toujours plus profonde avec les consciences avec lesquelles il communique, et cette convergence se transforme en un tout "noosphérique". L'identification non-homogénéisante du Tout avec le sujet percevant provoque une croissance de la conscience et le Point Oméga est le pôle d'attraction, tant à l'échelle individuelle que collective. La multiplication des centres comme images relatives de l'ensemble des centres harmonisés participe à la construction du "Christ cosmique". Lorsque les consciences communiquent entre elles, elles créent un "super être", elles font un saut qualitatif, de la même manière que les molécules, en s'associant, sont passées de l'inerte au vivant.